1/ Quel regard portez-vous sur le métier d'auteur ? Qu'est-ce qu'être auteur aujourd'hui selon vous ?

Parlons d’écrivain plutôt que d’auteur. De mon point de vue, le métier d’écrivain suppose avant tout une manière professionnelle de concevoir un texte qui, d’une manière ou d’une autre, séduit. Et ce, quelle qu'en soit la raison : apprendre, s’évader, frissonner, etc.

Ce métier suppose avant tout de la pratique. Dans son essence, il ne tient ni à la reconnaissance d’autrui ni à ce que l’activité rapporte à l’artiste.

Bien sûr, il existe différents domaines artistiques : le dessin, la musique, la peinture ou encore le cinéma. Tout artiste se doit de connaître son matériau sur le bout des doigts. Pour les écrivains, ce sera la langue avant tout et la notion de texte.

On peut donc s’autoproclamer écrivain lorsque l’on sait faire ce que l’on veut sur une feuille de papier, c’est-à-dire parler au lecteur avec aisance, lui dire ce que l’on souhaite, de la manière la plus efficace qui soit. Cette question d’aisance, d’expertise, peut se comparer à la virtuosité d’un conducteur automobile, en Formule 1 par exemple, ou d’un premier violon dans un orchestre symphonique. Maîtrise et technique dominent.

La définition de l’écrivain telle qu’on la donne ici est applicable à travers les siècles mais elle a aussi beaucoup évolué. C’est d’un point de vue social que la position de l’artiste a changé. Il existe aujourd’hui de nombreuses personnes dont le métier est d’écrire, dans un contexte où l’on communique beaucoup plus et bien plus vite, bien loin des mécènes et artistes des siècles précédents. En soi, c’est formidable. Mais pourquoi cela doit-il se faire au détriment de la qualité ?

Pour résumer, être écrivain suppose surtout de passer beaucoup de temps devant sa feuille, avec une grande maîtrise, de manière cohérente et intelligente par rapport à l’objectif que l’on s’est fixé.

2/ Selon vous, comment peut-on devenir auteur aujourd'hui et quelle place y tiennent ou doivent y tenir les formations en écriture ?

Je l’ai évoqué, devenir écrivain, implique de beaucoup pratiquer. C’est-à-dire de noircir beaucoup de pages, de lire, d’analyser un texte, d’apprendre des autres : de ne pas être passif.

Pensez à un comédien qui assiste à des pièces de théâtre pour se nourrir du jeu des comédiens sur scène. Cela fait partie de son travail et lui permettra de progresser dans la pratique de son art. Pour un écrivain, c’est la même chose lorsqu’il lit un livre. Il s’agit de ne pas lire passivement mais d’analyser ses lectures : « Comment l’auteur s’y prend-il pour m’emmener jusqu’à la dernière page ? Quelle est la structure du récit ? Où réside sa force ? »

Se former, pour un écrivain, suppose donc d’affiner son style et d’approfondir sa pratique toute sa vie. C’est d’ailleurs une chance, comparé à tant d’autres activités et professions, de pouvoir écrire tout au long de son existence !

Sans parcours de formation, on y arrive, mais cela demande beaucoup plus de temps. Les formations sont comme un raccourci, surtout lorsque le formateur est un vrai professionnel de l’écriture.

La formation est un accélérateur mais, seule, elle ne suffit pas. Pour tout auteur, il faut approfondir et assimiler ce qui a été enseigné : par les échecs, la pratique, le travail personnel. Comme un enfant qui tombe et se relève pour apprendre à marcher, puis à courir, puis à danser.

3/ Que pensez-vous des différents formats de formation à l'écriture qui existent en France ? Quels sont les avantages de chacun, quels sont les points à améliorer ?

Je ne les connais pas tous et ne suis pas sûre de pouvoir bien en parler.

Suivre une formation animée par un auteur peut être intéressant pour justement mieux le ou la connaître. Mais, je crains que ce genre d’auteur tende à fabriquer des clones de lui-même. Et c’est là le risque principal car tout auteur animant un atelier d’écriture ou, plus vraisemblablement une master class, sera influencé par sa propre écriture.

Pourtant, tout l’enjeu de suivre une formation en écriture est bien de parvenir à garder son originalité, à ce qui relève de soi, à se révéler soi-même. Et la personnalité du formateur, son parcours, son positionnement par rapport à la chose de l’écrit sont de la plus grande importance.

L’une des difficultés principales en littérature est que tout a déjà été écrit. On ne sera donc pas original par le sujet qu’on explore mais par la manière d’écrire et de développer son sujet. Il s’agit donc de s’approprier la langue à sa manière, de créer sa propre langue : originale et unique entre toutes mais immédiatement compréhensible par tous. C’est l’étude du style. On peut consacrer sa vie à explorer le style… sans pour autant être écrivain ! L’écrivain est celui qui pratique l’écriture selon un objectif bien précis, un objet littéraire bien défini.

Par ailleurs, beaucoup de formations vous font écrire, pratiquer via des thèmes et des exercices donnés. Mais, il y a tout un travail de réécriture à faire sur des premiers textes rédigés et c’est là qu’un travail de fond est important pour parvenir à un ensemble cohérent. D’après ce que j’ai pu voir, peu d’ateliers accompagnent les participants dans la réécriture. On confond souvent la rédaction, fruit du premier jet, et la réécriture, produit final soumis au public.

Écrire ou faire écrire est simple en soi ; réécrire ou faire réécrire, c’est là l’enjeu et le véritable apprentissage.

Se former à l’écriture suppose aussi de couvrir plusieurs champs d’expertise : la grammaire et le vocabulaire pour bien agencer des phrases ensemble — c’est ce qu’on appelle la syntaxe —, la stylistique et la culture générale, ou des connaissances sur un sujet précis, indispensables comme dans le cas de romans historiques ; l'étymologie, pour la maîtrise de la langue, et toutes les disciplines qui touchent de près ou de loin la langue — c’est-à-dire à peu près tout ! Pour contourner les règles, pour casser les codes, pour innover tout simplement, il faut d’abord connaître les lois qui régissent le domaine en question sur le bout des doigts. N’est pas hors-la-loi qui veut.

Vous avez évoqué un jour les formations de formateurs. Pour ce qui est des formateurs, on peut se former à animer des ateliers d’écriture mais il existe de nombreux préalables. L’expertise de la langue, la pédagogie mais également une maîtrise suffisamment importante du genre enseigné : roman, poésie, seul-en-scène, scénario, essai, ou encore nouvelle. Et, dans chacun de ces genres, il y a des sous-genres littéraires : le polar, la romance, le biopic, la prose poétique, la versification classique, etc. Et, pour chaque objet littéraire, il y a un cœur de cible que l’on définit en se demandant « Pour qui ce texte ? Pour qui cette réédition ? ».

Pour bien animer un atelier d’écriture, il ne s’agit pas seulement d’amener les gens à écrire mais bien d’apprendre aux gens à réécrire pour, in fine, être publiés, si tel est leur objectif de départ.

Le meilleur formateur reste la passion et la manière de la communiquer aux autres.

Pour mon parcours personnel, ce qui fait de moi la formatrice en écriture et l’éditrice que je suis, ce sont mes études de Lettres, je pense, ainsi que tous les dictionnaires, ouvrages de référence, romans et publications en tout genre que j’ai pu consulter, lire et étudier pendant plusieurs décennies. Je continue d’ailleurs à le faire, tous les jours, comme on pratique ses gammes. La traduction littéraire a été pour moi un enseignant hors pair : rendre en français ce qui nous vient d’ailleurs, faire oublier au lecteur que le texte a été traduit et lui donner l’illusion qu’il a directement été écrit en français, restituer le style d’un écrivain qui ne ressemble à celui d'aucun autre avant de se glisser dans le style d’un autre écrivain dans un genre littéraire totalement différent. C’est au cours de cette pratique que j’ai approfondi la langue et appris à modeler le formidable matériau qu’elle est.

4/ Doit-on continuer à se former une fois publié ?

Oui, on peut se former toute sa vie. Par la lecture, la pratique, les échanges. Imaginez : vous avez écrit toute votre vie des romances ou des polars et là, à soixante ans, vous voulez écrire de la poésie classique. Il va falloir vous former un minimum à la versification.

Au-delà d’une formation de base en tant qu’auteur, on peut se former seul en assistant à des conférences, des rencontres, par la lecture et, encore et toujours, par la pratique de l’écriture.

On apprend toute sa vie, même sans s’en rendre compte.

Je rappelle que dix mille heures sont en moyenne nécessaires pour maîtriser n’importe quel domaine, dont l’écriture. Dix mille heures, c’est environ huit heures de travail par jour pendant trois ans. C’est le temps nécessaire pour écrire un premier roman qui mérite d’être publié.

5/ Dans ce contexte, quelles missions, quel rôle se donne Brandon & Compagnie ? Qu'est-ce qui fait son originalité ?

Dès les débuts de Brandon & Compagnie, différents volets ont existé.

La représentation artistique, qui sert et servira de plus en plus aux auteurs de la maison, notamment dans la gestion, par B&C, des droits seconds et dérivés (les sorties en poche, les adaptations au théâtre ou à l'écran, les traductions dans d’autres langues, etc.).

La communication aussi, pour accompagner nombre de personnes à communiquer au travers d’un événement, d’un projet.

Et, bien sûr, la partie édition et formations à l’écriture. Brandon & Compagnie regroupe deux maisons d’éditions, bientôt trois, et propose des ateliers d’écriture qui forment et repèrent les futurs auteurs des éditions Brandon, la première maison d’édition de B&C. Les plumes sélectionnées, soit à l’issue des ateliers soit sur manuscrit envoyé spontanément, sont suivies sur le long cours. Il s’agit de faire œuvre.

Pour les auteurs et les œuvres publiées, c’est toujours une question d'évidence. Je me dis : ce texte s’impose, il s’impose au lecteur. Il faut donc le faire découvrir au public, car c’est un livre que l’on pourra offrir, prêter, lire et relire. Il faut que ça en vaille le coup. C’est donc avant tout une question de sentiment et de perception. Il s’agit pour moi de publier des livres dont les lecteurs ne voudront pas se séparer.

Les éditions Brandon publient à l’heure actuelle environ cinq titres par an. À terme, elles en publieront dix ou onze par an. Ce sera certainement déjà le cas pour la saison 2020/2021.

Au-delà du processus éditorial, une fois le manuscrit sélectionné, la plupart des éditeurs vont très vite : quelques jours à quelques semaines suffisent avant que le texte parte chez l’imprimeur. Mais ces courts délais ne garantissent pas la qualité de l’ensemble, loin de là.

Aux éditions Brandon, cela prend beaucoup plus de temps — entre douze et trente-six mois — et c’est assumé. Ce délai dépendra notamment de la taille du livre, qui est un facteur exponentiel pour le temps passé sur le livre. Entre un livre court et un pavé, les processus d'édition et de publication peuvent s’apparenter aux différences de construction entre une maison et une cathédrale.

Enfin, Brandon & Compagnie comprend également les éditions Esperle qui forment et professionnalisent les auteurs. Olivier Lavoisy en est le directeur éditorial et est également directeur de production pour les éditions Brandon.

Ce n’est pas tant la publication d’un livre qui est difficile, mais c’est de le vendre et c’est ce travail en amont qui doit et devrait prendre beaucoup de temps. Pour rappel, sept cent mille titres sont disponibles en France, soixante dix mille nouveautés sont publiées chaque année. Que pèse alors une publication de plus devant ce flux ? En ce qui nous concerne, nous tentons de lui donner la plus grande qualité possible. Sinon, à quoi bon ?

Pour bien vendre une publication, la communication en amont et le travail de ciblage d’audience sont prépondérants :  libraires, acteurs du livre, prix et salons littéraires. À chaque fois, un travail de fourmi ! Avec un taux de réussite très variable et à tout le moins aléatoire...

Pour les cycles de formation à l’écriture de B&C — trois grands cycles spécialisés, d’une durée de trois ans chacun, sont proposés : Roman, Scénario et Traduction littéraire —, l’originalité tient à trois éléments.

Premièrement, toute personne arrive à la formation avec un projet. On ne peut pas construire à partir de rien. Je ne peux pas aider un candidat s’il n’a pas déjà un point de départ et un objectif ou du moins une direction vers laquelle il tend. Il y a donc un passage obligé par un dossier de candidature qui me permet de mesurer la motivation et l’existence d’un projet d’écriture. Quant à l’entretien préalable à l’inscription, il me permet de définir les contours de l’accompagnement que je ferai sur trois ans afin de voir le projet aboutir. Parce que la publication d’un projet est mon objectif : découvrir de nouveaux talents et publier leur œuvre et pas uniquement un seul de leurs livres.

Deuxièmement, l'originalité des cycles tient au travail sur la réécriture. On écrit pour son projet et on réécrit encore et encore. C’est là où l’on apprend vraiment car, ne l’oublions pas, il n’est pas naturel d’écrire.

Troisièmement, l’enseignement distingue les aspects propres au texte et aborde beaucoup de techniques différentes en s’appuyant sur la théorie littéraire, les études de textes d’anthologie et permettent d’éviter les écueils rencontrés en cours de rédaction : « Comment rendre un dialogue vivant ? Comment décrire sans ennuyer le lecteur ? Comment gérer le point de vue ? » Les points abordés sont légion. Ce n’est qu’à la suite de la première année que la rédaction à proprement parler du projet est possible. La deuxième année approfondit les notions vues la première année, consolide le plan du projet et facilite la rédaction d’un premier jet. La troisième année est dédiée au style de chaque participant.

J’accompagne personnellement tous les projets, toutes les réécritures, que ce soit dans le cadre des ateliers ou dans le cadre du catalogue des éditions Brandon. Olivier Lavoisy fait de même avec les auteurs publiés aux éditions Esperle dont deux titres sont déjà en préparation et seront publiés avant la fin de l’année 2020.

Le cycle le plus suivi à l’heure actuelle chez B&C est le cycle Roman. La sélection sur dossier de candidature et entretien est rude : les places sont limitées à huit par an et, d’une année sur l’autre, les candidatures gagnent en qualité et en originalité. Le prochain cycle commencera début novembre. Les inscriptions seront closes la veille, le mercredi 4 novembre 2020.

6/ Quels conseils avez-vous pour les auteurs amateurs qui souhaitent concrétiser leurs projets et même se professionnaliser ?

La pratique demeure un incontournable. Et la pratique est à considérer au sens large. Tentez une rédaction littéraire d’une recette de cuisine, ou encore d’écrire les conditions générales de vente de la Lune. Ce sont d’excellents exercices pour tout apprenti auteur. Ils forcent à porter une considération littéraire à des écrits qui ne le sont d’habitude pas du tout.

Pour ce qui est de se professionnaliser et de se former à l'écriture, il est nécessaire de suivre les formations qui se rapprochent de sa personnalité, tout en travaillant beaucoup par soi-même. La professionnalisation vient par la pratique et la découverte.

Mais, avant toute chose, il faut se demander : « Auteur d’essais, de romans, de nouvelles, de pièces de théâtre, de poésie ? Par rapport à l’objet précis que l’on souhaite produire, quels sont les critères qui rendent cet objet professionnel ? Qu’est-ce qui conférera à mon écrit un caractère incontournable ? »

Se poser cette question est révélateur. À quoi ressemble un polar écrit par un professionnel ? Bien sûr, cela réside à la fois dans la forme et le fond, dans l’objet livre en lui-même, fruit d’un travail d’équipe. C’est ce qui fera la différence avec un texte d’amateur qui choisit l’auto-édition, par exemple.

7/ Identifiez-vous de grands enjeux ou des tendances en matière de création littéraire ?

Je n’identifie pas forcément des tendances mais des effets de mode.

Cela reste un très vaste sujet. Personnellement, je trouve que la qualité globale de tout ce qui est écrit a chuté d’année en année sur les dix à vingt dernières années, peut-être même avant. Y compris pour des Goncourt ou des grands prix littéraires. Beaucoup d’éditeurs tendent à oublier que le travail d’un directeur éditorial est d’aider l’auteur à épurer et à professionnaliser son texte. Aujourd’hui, le travail d’un directeur éditorial consiste surtout à évaluer les enjeux de publication, de logistique et de distribution et à planifier le processus éditorial jusqu’à la vente des droits seconds et dérivés. On est dans la gestion et le commerce. Pas dans la littérature.

La mode, actuellement, est aux textes faciles, malheureusement. Comme si la littérature était un produit de consommation. Et les éditeurs qui ne suivent pas le courant sont engloutis sous la masse : difficile de se faire un nom, une place dans ce contexte. Difficile, mais pas impossible.

8/ Quelle est votre vision du secteur de l’édition ? Qu’est-ce qui serait à améliorer ?

La critique du secteur de l’édition est, pour moi, à appliquer à toutes les chaînes de production, quel que soit le secteur. Dès qu’il y a un flux de biens et de services, il y a toujours de nombreuses personnes ou structures venant se greffer pour prendre leur part alors qu’elles n’ont rien créé et qu’elles ne prennent ou ne courent aucun risque.

La notion de circuit court, qui existe notamment en agriculture, devrait, de fait, aussi s’appliquer à la chaîne du livre et pourquoi pas, pour notre salut à tous, pour le bien de la planète et pour la préservation des ressources naturelles, à toutes les chaînes de production.

Les grands éditeurs inondent les librairies mais seulement pendant dix ou quinze jours pour la plus grande partie des titres, ce qui est extrêmement court. De fait, la moyenne de ventes pour un livre en France est seulement de deux cents exemplaires si l’on s’appuie sur les soixante dix mille nouveautés annuelles.

Le point de non-retour, autrement dit le nombre d’exemplaires qu’il faut vendre pour rentabiliser les coûts de production d’un titre, pour les grandes maisons est, en moyenne de cinq mille exemplaires et, sur dix titres publiés par une grande maison d’édition, neuf ne se vendront pas à plus de mille exemplaires. Toutes auront tiré à dix mille exemplaires chaque titre pour les placer en librairie. Les invendus — je vous laisse faire le calcul ! — partiront au pilon. Quel gaspillage !

C’est donc le best-seller qui permet à toute une maison d’édition de vivre. Le reste du catalogue n’est souvent là que pour assurer une visibilité à l’éditeur et pour maintenir les flux entrants et sortants de trésorerie, de lots de livre et d’auteurs qui sont testés à grande échelle avant d’être mis au rebut.

Pourtant, il existe des modèles gagnants ou vertueux. Les éditions XO, la maison publiant notamment Guillaume Musso, sortent seulement entre dix à douze titres par an mais chaque titre se vend à plus d’un million d’exemplaires, uniquement en langue française. À titre de comparaison, les éditions Hachette ou Gallimard publient environ deux mille titres chacun par an. Combien de titres qui franchissent la barre des cinq mille exemplaires, combien qui soient donc véritablement rentables ? Peu, trop peu. Mais Gallimard a aussi créé, sur une idée de Raymond Queneau, la Pléiade, qu’il a longtemps dirigée. Aucun titre de la Pléiade n’est déficitaire. Il est donc possible de travailler autrement, loin de toute inflation des titres, loin de la surproduction, en visant la qualité, quel que soit le type du livre. Et ce, même pour les grandes maisons nationales.

Lorsqu’on évoque un circuit court dans la chaîne du livre, cela implique avant tout de se passer de diffuseurs et de distributeurs.

Pour vous donner quelques chiffres, sur cinquante mille auteurs vivant en France, seuls deux mille d’entre eux vivent de leur plume, ce qui est inférieur à 5 %, alors que dix-sept mille personnes sont salariées de l’édition à temps plein et donc en vivent, encore que le secteur de l’édition soustraite souvent les tâches liées à la production en sollicitant des micro-entrepreneurs ou en multipliant les CDD à temps partiel. Sans même parler des journalistes, critiques et libraires — et des imprimeurs qui fabriquent le livre à l’aller et le pilonnent au retour.

Cela révèle un aspect dont peu de personnes ont conscience : le livre reste un objet très bon marché. Et celui qui en est à l’origine ne jouit ni de la considération qu’il mérite ni du fruit de son travail.

Pour information, tous les auteurs de Brandon & Compagnie sont rémunérés à 15 %, ce qui est plus de deux fois supérieur à la moyenne nationale. Je tiens à mettre ou à remettre l’auteur au cœur du processus éditorial : sans lui, pas de texte, pas de création, pas d’œuvre. Sans les auteurs, la chaîne du livre serait inexistante.

Cela est souvent une question de taille pour les acteurs du livre. Toutes les petites maisons d’édition se passent de distributeurs, avec d’autant plus de facilité qu’il existe Internet, les boutiques en ligne et les ventes de livres numériques. Les nouvelles technologie changent autant la donne que la géographie du secteur : nul besoin d’avoir ses bureaux à Saint-Germain-des-Prés pour être éditeur et espérer un jour être reconnu en tant que tel.

Pour ce qui est des influenceurs, la plupart de ceux qui sont les plus en vue sont rémunérés par de grosses maisons d’édition et sont aussi payés pour éreinter — c’est-à-dire dénigrer — les publications des petites maisons d’édition. Tous ne sont pas comme ça bien sûr, mais la pratique est avérée. Certains publient des avis spontanés, sans être rémunérés, sans rien demander en retour. Mais ce sont souvent des porteurs de contenus à faible audience, dont la portée reste encore confidentielle.

De fait, à la collaboration avec des influenceurs, je préfère une annonce factuelle dans la presse : les éditions Brandon ont sorti un nouveau titre. Certains de nos lecteurs achètent nos titres à l’aveugle, simplement parce que le texte est porté par notre structure, qu’il a été sélectionné par nos soins, qu’il a été retravaillé autant par l’auteur que par son éditeur qui s’effacent tous deux au seul profit du texte et de son lecteur.

Et la meilleure publicité reste encore et toujours le bouche-à-oreille.

9/ Quelle est votre vision du métier d’éditeur et de ses enjeux ? Que doivent connaître les auteurs de ce métier ?

Je peux prendre pour comparaison le métier de sélectionneur de l'équipe de France. Il sélectionne ses joueurs puis les entraîne afin qu’ils progressent et jouent le mieux possible et, tant qu’à faire, en équipe. Il y a beaucoup de ces aspects dans le métier d’éditeur.

Pour approfondir, je préfère expliquer pourquoi je suis devenue éditrice. Cela faisait des années que je râlais à propos de la production éditoriale en France. On a fait du livre un produit, de l’édition une industrie et du lecteur un consommateur. J’étais donc face à un choix : soit fonder ma maison d’édition, soit arrêter de critiquer la production éditoriale. Je me suis égoïstement offert le droit de râler et de donner vie à ma vision de la littérature au travers des éditions Brandon, qui sont l’une des enseignes de Brandon & Compagnie, B&C pour les intimes.

Pour reprendre l’exemple de l’équipe de France, tout le monde va décortiquer les décisions du sélectionneur car il devient le représentant de l’excellence dans ce sport. L’éditeur a une responsabilité équivalente : l’excellence en écriture et en littérature, respectueux du lecteur et responsable de la qualité offerte au lecteur, quelle que soit la quête de ce dernier : roman de réflexion, de divertissement, objet d’étude, découverte insolite, etc. Responsabilité à laquelle s’ajoute la notion de cohérence : les footballeurs sélectionnés doivent jouer en équipe, les auteurs sélectionnés doivent faire écho au catalogue de la maison. Chaque éditeur, garant et gardien d’une part infime du patrimoine culturel, sélectionne les joueurs qu’il va mettre sur le terrain. Dans l’espoir de disputer un jour la Ligue 1.

La  transmission est très importante à mes yeux. C’est pour cela que j’enseigne, en plus de ce qu’il y a à transmettre via les livres publiés par les éditions Brandon. Finalement, je n’avais pas d’autre choix que d’être éditrice.

10/ Une librairie indépendante à recommander ? Une maison d’édition ?

La meilleure librairie est celle qui se trouve près de chez vous et le meilleur libraire, c’est celui qui vous connaît. Préférez tout de même les librairies indépendantes et labellisées.

Il s’agit avant tout de curiosité. Flânez dans votre librairie et regardez tous les livres, renseignez-vous sur l'éditeur et laissez-vous surprendre. Il y a environ dix mille éditeurs en France. Parmi eux, il y a beaucoup de petites maisons autodiffusées, autodistribuées, qui font un excellent travail, qui défendent le livre et la diversité culturelle et qui luttent contre la pensée unique. Intéressez-vous à elles. Ces maisons d'édition n’existent que pour vous. Et, sans vous, elles se meurent.