Si vous vous intéressez à la construction du récit, vous avez peut-être déjà croisé les notions de voyage du héros, des sept ou même des quinze étapes du récit. Ces schémas, plus ou moins complets et complexes, ont tous un point commun : le conflit, sous la forme d’un adversaire ou d’un obstacle à surmonter pour le héros.
Mais je fais le pari que vous n’avez pas encore entendu parler du kishotenketsu, la structure narrative adoptée par de nombreux récits asiatiques. Elle est, elle aussi, découpée en actes (au nombre de quatre), avec des développements et rebondissements, mais sans conflit au sens où nous l’entendons.Et si elle pouvait nous inspirer ?
Kisho, kezako ?
Dans cet article, j’utilise le terme japonais kishotenketsu, car c’est le plus utilisé dans les analyses actuelles. Mais le concept est aussi présent en Chine, sous le nom de “qǐ chéng zhuǎn hé”, et en Corée sous le terme “gi seung jeon gyeol”. Cette structure serait née de la poésie chinoise classique, en quatre vers.
Dans la torpeur printanière on n’a pas saisi l’aube
De tous côtés s’entendent chanter les oiseaux
Toute la nuit ce bruit de vent et de pluie.
Les pétales tombés, qui saurait les compter ?
Mèng Hào Rán (689 – 740) :Aube de printemps
Vous avez du mal à distinguer une structure ? Moi aussi. Essayons avec une histoire d’un genre particulier, qui nous est peut-être plus familier : la légende urbaine.
La nuit, un homme prend en stop une femme portant une robe blanche.
Elle devient fébrile à l’approche d’un virage dangereux, malgré les assurances du conducteur
En cours de virage, la femme disparait.
De retour chez lui, l’homme tombe sur un vieux journal avec la photo de l’autostoppeuse : elle est décédée dans un accident à cet endroit précis il y a 10 ans.
Il est temps de décortiquer !
Récit sans conflit : les quatre actes du Kishotenketsu
Ki : La situation initiale. On rencontre les personnages (si personnages il y a), l’environnement. La situation n’est pas nécessairement stable, une tension peut être présente.
Sho : Le déroulé. On développe cette situation, et la tension éventuelle monte. Il peut y avoir des évolutions, mais pas de bouleversements.
Ten : Le renversement. Un nouvel élément perturbe l’équilibre et jette une nouvelle lumière sur les deux actes précédents. C’est le point maximal de tension.
Ketsu : Conclusion. Souvent un retour à la situation initiale, modulo d’éventuels changements opérés suite à l’acte trois.
Vous remarquerez aussi que cette structure est moins portée sur le développement « ascendant » du héros, qui est censé sortir grandi (ou du moins changé) de son aventure dans les modèles européens.
Où retrouve-t-on cette structure de récit ?
J’ai cité une histoire horrifique, et cette structure narrative se prête en effet bien au fantastique, où la révélation de la source des phénomènes peut-être plus importante que le combat avec le “monstre”. Pour les fans de J-Horror (le cinéma d’horreur japonais), on pourrait dire que Ringu repose plutôt sur le schéma antagoniste “occidental” tandis que Dark Water suit la structure du kishotenketsu. Je n’en dis pas plus pour ne pas divulgacher des éléments d’intrigues, mais les deux films ont fait l’objet de remakes remarqués à Hollywood. Mais Ring a mieux marché, entraînant moult suites : une conséquence de sa structure narrative plus proche des occidentaux ?
De façon plus surprenante, cette structure est aussi citée par les développeurs du jeu vidéo Mario dans la construction dans niveaux, où Ki et Sho permettent au joueur de s'entraîner sur le mécanisme proposé, tandis que Ten le renverse soudain, et c’est en le maîtrisant dans sa nouvelle version que le joueur atteinte Tsu.
Et en littérature alors ?
Les nouvelles et romans de Haruki Murakami se prêtent bien au format du kishotenketsu : l’action repose en général sur une accumulation de faits étranges, élucidés dans un twist vers la fin du texte. Le poète et romancier américain d’origine vietnamienne Ocean Vuong s’en revendique pour son premier roman semi-autobiographique paru en 2019 On Earth We're Briefly Gorgeous (non encore traduit en français).
Cette structure n’étant pas forcément revendiquée, il n’est pas évident de trouver des exemples “affichés”, mais l’on peut s’amuser à analyser des romans que l’on aime ou que l’on a lu récemment à travers ce prisme. Je me demande par exemple si Americanah, de Chimamanda Ngozi Adichie, ne fait pas voyager son héroïne à travers une structure de kishotenketsu, avec une révélation personnelle au troisième acte du roman.
Cette structure peut bien sûr être combinée avec une approche narrative « occidentale », par exemple pour faire monter la tension au sein d’une scène, ou pour se rappeler que toute histoire n’a pas besoin d’un méchant.
De mon côté, je vais essayer de voir d’un autre œil certains récits. J’aime beaucoup cette idée d’absence, ou de déplacement, de l’élément déclencheur, même si je ne suis pas sûre de pouvoir l’appliquer tout de suite à mon travail.