En 1992, la scénariste, auteur, poète et formatrice Julia Cameron publie le livre « Libérez votre créativité - la bible des artistes ». Il a convaincu plus de quatre millions de lecteurs de renouer avec leur artiste intérieur. J’ai voulu voir si je pouvais être l’un d’entre eux.
Attention, sceptiques s’abstenir
J’ai une relation amour-haine avec les livres de développement personnel. Une partie de ma psyché est attirée par leurs promesses grandioses (« Soyez la meilleure version de vous-mêmes ! Réalisez vos rêves sans effort ! Rangez enfin vos placards ! »), tandis que l’autre partie de ma conscience est agacée par l’hyper-individualisme qu’ils promeuvent. Je ne pouvais que me frotter à un best-seller promettant de vous rendre plus créatif en douze semaines.
Il ne faut en effet pas être allergique à la grandiloquence pour se lancer dans « Le chemin de l’artiste » (le titre original de l’ouvrage). Dès l’introduction, Julia Cameron nous annonce que sa méthode permet de passer du blocage créatif total à la réception des prix les plus prestigieux, et qu’elle est enseignée des universités les plus prestigieuses des Etats-Unis jusqu’aux prisons. Un peu plus et une licorne enflammée traverserait le ciel alors qu’elle écrit.
Mon approche a donc été de lire simultanément au premier degré (car sinon, à quoi bon s’astreindre à plusieurs heures d’exercices hebdomadaires) et au millième degré (mieux vaut ne pas s’attendre au prix Goncourt tout de suite).
Les outils à notre disposition
Le livre ne donne pas de conseils d’écriture, il est adressé à tous les créatifs, et plus spécifiquement à ceux en panne d’inspiration, que l’auteur appelle les créatifs bloqués. Pour les sortir de leur « période de sécheresse », Julia - j’ai passé trois mois en sa compagnie, je pense qu’elle ne m’en voudra pas de l’appeler par son prénom - leur propose deux outils d’apparence simple : les pages du matin et les rendez-vous d’artiste.
Les pages du matin consistent en trois pages manuscrites, écrites, surprises, le matin avant toute autre activité. Il ne s’agit pas d’une démarche artistique, mais plutôt d’une façon de déverser ses pensées sur le papier, pour qu’elles ne nous encombrent pas le reste de la journée. Julia affirme par ailleurs qu’on ne peut pas ressasser à l’écrit comme on le fait dans notre tête : en écrivant nos pages, des solutions émergent forcément et nous poussent à l’action.
Le rendez-vous d’artiste est l’engagement de passer quelques heures chaque semaine en notre seule compagnie, sans autre objectif que nous faire plaisir. Julia nous encourage à profiter de ce créneau pour tester de nouveaux hobbies ou simplement nous balader.
Le programme est structuré en douze semaines, comme celui des Alcooliques Anonymes. Une référence rappelée par Julia elle-même, qui place son programme sous l’angle du rétablissement. Chaque semaine suit un thème - de dépasser ses peurs à prendre confiance en soi. Les chapitres comportent un essai et des exercices, qui vont de la plongée dans notre passé à la découverte de nos passions d’enfant à des collages de notre futur rêvé.
Est-ce que ça marche ?
Evidemment, il ne faut pas s’attendre à des changements radicaux en quelques semaines. Mais la force du livre est justement de nous mettre en garde contre la folie des grandeurs. Un des blocages dans « la voie de l’artiste » est la peur de devoir bousculer notre vie pour laisser place à notre part créative. Hors quoi de plus paralysant que s’imposer d’écrire un roman ou composer une symphonie alors que l’on n’a pas une minute à soi entre les obligations professionnelles et familiales ? Avec les pages du matin, les rendez-vous d’artistes et les exercices, on s’autorise à faire des petits pas de côté, qui peuvent aboutir à une déviation durable vers une vie plus créative, promet Julia.
La méthode met l’accent sur l’observation, le jeu et la confiance en soi à base d’affirmations positives. Mais Julia ne balaie pas la tristesse sous le tapis. Elle recommande au contraire de reconnaître ses blessures créatives (la remarque blessante d’un proche sur nos rêves créatifs, un refus de manuscrit, une mauvaise critique une fois publié), au risque qu’elles deviennent des « cicatrices créatives » qui nous empêchent d’avancer.
Il est aussi fécond de ne pas se concentrer sur le résultat, mais bien le processus. S’autoriser à écrire, jouer, ou dessiner “mal”. S’amuser. Recommencer. Ne pas se prendre trop au sérieux. On a tendance à l’oublier, surtout en période de “panne” créative.
Le livre est très dense et regorge de métaphores. Libre à chacun de piocher. L’artiste est souvent comparé à un enfant qu’il faut cajoler. Mes souvenirs les plus anciens me rappelant plutôt ma peur de l’autorité et l’envie de faire plaisir aux adultes, j’ai eu tendance à laisser cette idée de côté. Mais j’ai apprécié une image plus étonnante…
Et si Dieu m’aidait à écrire ?
Le sous-titre anglais du livre est « La créativité en tant que pratique spirituelle », et Julia en appelle à Dieu au bout de quelques pages. De quoi faire tiquer les esprits cartésiens. Certes, l’auteur prend garde de préciser qu’il s’agit d’un Dieu que nous choisissons de définir nous-même, pas celui d’une religion particulière. Elle invite les lecteurs à placer leur confiance dans un Dieu (ou une déesse ?) qui, en tant que Grand Créateur de l’univers, ne peut qu’aimer, et aider, tous les créateurs du monde qui sont ses vecteurs. Elle met ainsi l’accent sur le concept de synchronicité, ou coïncidences significatives. Que l’on provoquerait, pourquoi pas, nous-mêmes… Une pensée magique, en quelque sorte.
Détendez-vous, vous n’avez pas encore rejoint une secte. On peut aussi voir le concept de synchronicité de façon tout à fait pragmatique. Si vous ne dites à personne que vous travaillez sur un projet de roman, il n’y a aucune chance pour qu’une connaissance vous parle d’un concours qui correspond pile à votre thématique. Si vous ne regardez pas les petites annonces, vous ne tomberez jamais sur la guitare de vos rêves. Si vous ne réalisez pas ce court-métrage amateur, il n’a aucune chance d’être repéré par le jury d’un festival. La synchronicité, c’est du boulot.
Et Dieu qui écrit à travers vous ? Julia conseille de passer un pacte avec le grand esprit : « Je m’occupe de la quantité, tu t’occupes de la qualité ». A tout le moins, c’est efficace pour se retirer de la pression. Honnêtement, testez-le quand vous êtes face à une grosse angoisse de la page blanche, les résultats peuvent être étonnants. D’accord, cette phrase fait un peu secte. Mais essayez quand même.
Au pire, vous aurez écrit et la page ne sera plus blanche.
Alors, est-ce que je continue ?
J’ai suivi fidèlement le programme sur les douze semaines qu’il a duré. Une demi-heure chaque matin pour les trois pages manuscrites, le rendez-vous d’artiste (souvent limité à une promenade en période de Covid), et les exercices. Une chose est sûre : la prose de Julia Cameron, simple et imagée, file la pêche. C’est toujours ça de pris.
Mais passer trente minutes à radoter sur papier, ça finit par devenir un engagement assez conséquent. Quitte à entretenir une habitude, je préfère me concentrer sur la méditation. Pareil pour les rendez-vous d’artistes, que je vais tenter de maintenir de façon plus informelle.
Est-ce à dire que je ne garde rien de ma lecture du livre ? Au contraire. En bonne élève (on ne se refait pas), j’ai pris des notes tout le long des chapitres, et je ne m’y interdis pas d’y retourner en cas de blocage dans mon projet d’écriture. Car, pour paraphraser Julia : le chemin de la créativité n’est pas une autoroute. Ce n’est même pas une route du tout, tant il procède par détours, retours en arrière et sauts vers l’infini. A vous de vous y engager, à vélo, à pied… ou pourquoi pas à dos de licorne.