Adolescent, dans les années 1980, l’écrivain Sébastien Bailly programmait déjà un générateur de texte sur l’ordinateur familial :  il ne pouvait donc pas passer à côté de l’explosion ChatGPT quarante ans plus tard. Nous l’avons rencontré pour en savoir plus sur un outil qui fascine - et effraie - nombre d’auteurs.

L’intelligence artificielle fait la une depuis plusieurs mois. Certains sont impressionnés par ses capacités, d’autres mettent en garde contre ses dangers, où vous situez-vous ?

J’ai commencé ma carrière de journaliste dans la presse informatique, et j’ai toujours été intéressé par les questions technologiques. Je ne suis pas un geek à l'affût du dernier gadget. Je pense que les gens se trompent parfois sur ce que l’IA générative peut faire. On reproche à ChatGPT d’inventer des choses alors qu’il est justement fait pour ça, pas pour représenter la réalité. Donc on ne peut pas s’en servir comme un moteur qui donnerait des réponses.

A l’inverse, en matière de créativité, on lui reproche de ne pas pouvoir créer, parce qu’il s’appuie sur ce qui existe au préalable. Certains pensent que la créativité, c’est avoir une idée que personne n’a jamais eue, alors que la créativité c’est avant tout associer deux idées : voir un canapé, un lit, et inventer le canapé-lit. ChatGPT fait ça très bien.

ChatGPT est un outil créatif à condition de ne pas avoir une vision romantique de la créativité. Il a accès à énormément de choses que le cerveau humain ne connaît pas forcément, il évacue et produit à toute vitesse. Je l’utilise au quotidien comme un partenaire de ping-pong, pour échanger des idées. On a besoin de ça quand on est créatif, d’échanger. J’ai une idée et je veux la confronter à ChatGPT, je ne prends pas tout ce qu’il me dit mais c’est le propre du brainstorming. Il n’est pas aussi rigolo qu’un vrai partenaire de ping-pong, mais il fait le job - à condition de connaître le sujet, sinon il pourrit la vie avec de fausses références.

En quelques mots, comment un outil comme ChatGPT fait-il pour écrire un texte ?

Pour simplifier, c'est de la statistique. Quand il a un mot, il va chercher le mot suivant en puisant dans sa base de données le mot qui a le plus de chances de ressortir. C'est quelque chose qu'on connait tous si on a un smartphone, quand le logiciel de messagerie nous donne le mot suivant quand on tape. Bien sûr, les calculs de ChatGPT sont bien plus puissants que cela.

ChatGPT est donc conçu pour vous donner un texte moyen à partir d'une question. Rien à voir avec la vérité ni avec le sens. ChatGPT ne comprend absolument pas ce qu’il dit, même s’il en donne très bien l’illusion. 

Existe-t-il des outils spécifiquement à destination des auteurs de fiction ?

Il y en a, mais ils sont tous plus ou moins basés sur les grands outils existants comme ChatGPT 4, Claude ou Mistral. ChatGPT a plus de fonctionnalités, Claude a un style plus fluide. Tout va très vite, et on voit apparaître de nouveaux logiciels, par exemple des gestionnaires de scénario. Mais je pense qu’une bonne utilisation du logiciel de base, ChatGPT ou Claude, suffit.

Tout cela arrive aussi dans les traitements de texte. Quand j’écris en ligne sur Google Docs, un plugin de mon navigateur me permet déjà de changer le ton d’une phrase, de la rallonger ou de la raccourcir d’un clic. Des fonctions de base qui vont devenir aussi courantes que mettre en gras, en italique, ou souligner. Notre façon d’écrire à tous va évoluer, et ça va être très drôle de voir ça, parce qu’il va y avoir des résistances, et des conséquences qu’on ne soupçonne peut-être pas.

Mais j'ai tendance à penser qu'on n'utilisera bien les outils comme ChatGPT que si l’on sait écrire sans. Si je ne connais pas le fond du sujet, je ne vais pas pouvoir savoir si ChatGPT me raconte la vérité ou pas. Sans travail sur le style, je peux difficilement savoir si mon texte est bien écrit, et je vais simplement faire confiance à ChatGPT.

Plein de gens vont écrire de meilleurs mails, sans fautes d’orthographes ou de grammaire, avec ChatGPT, et c’est très bien. Ensuite, il faut savoir le pousser, comme n’importe quel outil.

Est-ce que votre façon d’écrire a changé depuis que vous utilisez ChatGPT ?

Le roman que j’ai publié cette année a été écrit avant la sortie de ChatGPT, donc la question ne se pose pas. Je continue bien sûr d’écrire, et la nouvelle question qui me sert de mantra est : est-ce que ChatGPT peut le faire ? Si oui, pas la peine que je le fasse. Peut-être qu’un jour l’IA sera meilleure que moi, et alors on se demandera : à quoi on sert ?

De façon moins abstraite, je n’utilise pas ChatGPT pour écrire à ma place. Je l'utilise pour valider ou invalider mes idées. Pour un texte, je cherchais une raison qui pousserait un homme à ne pas quitter sa femme. J’ai demandé dix raisons à ChatGPT, il les a sorties directement et je me suis dit : OK, celles-là ce sont les plus évidentes, celles qu’il ne faut pas que j’utilise. Et j’en ai trouvé une autre.

Vous n’avez pas dit à ChatGPT : “donne-moi des raisons plus bizarres”.

Non, mais j’aurais pu, et je n’aurais pas eu honte de l’avoir fait. Je lui demande des idées pour des bouts de scénario, vraiment comme un partenaire de ping-pong. Dans les clichés sur l’écriture, il y a cette figure de l’auteur seul, et ChatGPT rompt cette solitude, la bulle dans laquelle on se trouve, même si c’est de façon artificielle. Ça enrichit la réflexion, comme on peut le faire finalement en écoutant les discussions ou en lisant le journal au café.

Beaucoup de gens disent “beurk”, “c’est pas bien l’IA” mais on se rend vite compte que c’est le discours de gens qui ne l’utilisent pas ou très peu. On se rend compte du potentiel de ChatGPT quand on n’a pas peur qu’il prenne notre place. Alors oui, pour de la littérature commerciale, il va pouvoir nous remplacer. Un roman Harlequin, par exemple, avec des séquences très programmées, est complètement automatisable très vite.

Existe-t-il un “style” IA ? Ou des “voix” différentes en fonction de l’outil choisi ?

Il y a un “style” ChatGPT, dans le sens où si on ne lui demande rien de particulier, on va reconnaître un certain nombre de tournures, de choix de vocabulaire qu'il fait par défaut. Mais si on sait l’utiliser, on peut changer tout ça. L’écrivain Francis Mizio a généré des GPT qui écrivent dans le style de Cioran ou Francis Ponge, et ça marche très bien. On injecte un peu de texte d’un auteur, puis on lui demande du texte. J’ai obtenu une recette de confiture à la Cioran, c’est hilarant. Ça fonctionne surtout avec des styles qui sont très différenciés.

Actuellement le style de Claude est meilleur que celui de ChatGPT, peut-être que demain ça sera l’inverse. Sur des textes courts, des expériences scientifiques montrent qu’on n’est déjà plus capables de faire la différence entre un texte écrit par un humain ou par une IA. Sur 500 pages, c’est plus difficile, mais on y arrivera, les outils s’améliorent sans cesse.

Un auteur qui utilise une intelligence artificielle pour écrire un roman, est-ce une pratique paradoxale ou pragmatique ?

Je pense que c’est une pratique normale. À partir du moment où l’on écrit, il faut explorer toutes les possibilités. Ne pas le faire, c’est refuser de voir que les choses changent, c’est se priver de possibilités créatives. J’ai tendance à dire “allons explorer, allons voir”. Et parfois il ne se passe rien.

Il y a toujours eu de la résistance. Déjà Flaubert considérait qu’écrire avec une plume en métal, c'était avoir une écriture mécanique. Ça n’empêche pas Flaubert d’être Flaubert, il y aura toujours des auteurs qui refusent le changement et d’autres qui se placent du côté de la nouveauté. Il y a du bon et du mauvais des deux côtés. Ce n’est pas l’IA qui fera de vous un meilleur auteur, de toute façon, mais c’est intéressant de le testeri.

Et même si on se dit qu’on n’aime pas ChatGPT, qu’on ne veut pas s’en servir, autant connaître l’ennemi !

L’usage des IA redéfinit-il la notion de créativité ?

Sur le fond, je ne crois pas. Comme je l’ai dit, ChatGPT associe très bien les idées entre elles. Un écrivain saisit l’air du temps, choper une idée et en faire une histoire. ChatGPT est capable de le faire, donc je pense qu’il est plutôt un booster de créativité.

Pour l’instant, ChatGPT n’est pas capable d’aller sur le terrain et sentir les choses. Cela dit, si vous lui donnez une photo et lui demandez de la décrire, il le fait très bien.

Ce qu’apporte l’auteur selon moi, c’est la vision d'ensemble, la capacité à tisser des liens. Si j’écris un roman de 200 pages, je tisse des liens entre chaque mot, par l’usage des champs sémantiques et des symboles. Je crée un scénario avec des personnages et une histoire cohérente. Aujourd’hui, ChatGPT ne peut pas faire ça en un prompt. Il peut aider, donner des pistes ou même écrire des passages, mais il sera moins bon qu’un bon écrivain. En tout cas, il n’écrira pas seul.

Identifiez-vous des limites à l’usage de l’IA par les auteurs ?

Il y a une limite très claire pour moi : l’IA a été entraînée avec les textes des autres. Moi aussi, j’ai été entraîné avec les textes des autres, sauf que j’en suis conscient. L’IA puise dans un réservoir de textes sans que je connaisse les références, et je peux me retrouver à citer des textes que je n’ai pas lus. Si je plagiais, je préférerais le savoir ! Et que ça ait un sens artistique. Je n’ai rien contre les citations sans guillemets par exemple. Avec l’IA, c’est simplement qu’on ne sait pas ce que l’on fait.

Et puis c’est un chemin intéressant de créer ses propres références, sa propre culture, de passer d’un livre à l’autre par les notes de bas de page, les discussions… ChatGPT propose des raccourcis incroyables, c’est tentant. Il m’a fallu du temps pour apprendre à écrire et j’apprends toujours, ChatGPT le fait en une seconde. Mais ça ne permet pas la même profondeur dans le travail. 

Il y a quelques années, j’ai écrit une note sur trois livres qui préfigurent l’émergence de l’IA. Le premier est le Litteratron de Robert Escarpit, en 1964. Il imagine une machine qui analyse les moyennes de tous les romans ayant remporté le prix Goncourt et qui est donc capable de générer des prix Goncourt, c’est assez drôle. Le premier roman de Philippe Vasset en 2004, Exemplaire de démonstration, tournait autour de la génération de scénario. Puis on a Ada d'Antoine Bello en 2016. 

Toutes les questions qu’on se pose maintenant sont déjà dans ces textes, les romanciers ont pris de l’avance sur la réalité !

Ensuite, il y a la question écologique. Ces technologies sont très gourmandes en énergie, leur utilisation n’est pas neutre. Générer du texte demande moins de ressources que la vidéo, donc je ne pense pas que la littérature va jouer un rôle important sur ce sujet, mais c’est une question légitime, et je n’ai pas la réponse. On est ici face aux mêmes paradoxes que l’on rencontre dans tous nos usages des outils technologiques.

Amazon est submergé de “faux” romans écrits par IA, pensez-vous que l’on verra apparaître des labels “création 100% humaine” ? Ou au contraire que l’on verra de plus en plus d’auteurs assumer de s’en servir comme Rie Kudan, lauréate d’un prestigieux prix littéraire japonais ?

Les labels existent déjà, c’est un peu marketing forcément. Mais est-ce si important ? On peut remonter plus loin. Quand Houellebecq met des passages entiers de Wikipédia dans son roman, qu'est-ce que ça veut dire ? Ou quand une autrice aussi talentueuse que Laura Vazquez dit s’inspirer de forums Doctissimo ? L’écrivain est en lien avec le réel, et si utiliser l’IA a du sens dans le rapport au travail d’écriture, allons-y.

Pour un projet en cours, je veux faire parler des consultants en marketing. ChatGPT les imite très bien, parce qu’ils parlent de façon verbeuse, creuse. Donc ça m’amuse de générer des bouts de textes par ChatGPT, ça a du sens. On verra si je le publie !

En ce qui concerne la facilité de production, un mois après la mise en ligne de ChatGPT j’ai publié sur Amazon un bouquin de 40 pages que j’ai écrit en 3 heures. J’en ai vendu 2, ça n’avait aucun intérêt à part le fait de tester. Ça va être compliqué pour Amazon. Il faut faire confiance au filtre humain, la question se posera quand un roman écrit par IA sera dans les listes de best-sellers.

Pour finir, tentons une prédiction : comment voyez-vous la littérature augmentée par IA (ou pas) d’ici quelques années ?

Aucune idée ! Ou j’ai du bol et je passe du statut d’explorateur à celui de gourou.

Ce qui arrivera un jour, parce que les gens vont essayer de le faire, c’est un roman entièrement créé par IA qui sera dans les meilleures ventes. Cela sera très intéressant d’observer à ce moment-là quelles sont les attentes du public.

On va aussi voir apparaître des suites de romans tombés dans le domaine public, par exemple L’Étranger ou Les Misérables tome 2.

La question est plutôt : à quelle vitesse est-ce que tout ça va arriver, parce qu’on n’a jamais vu une technologie adoptée aussi vite. Est-ce qu’on aura encore besoin d’écrire dans 10 ans ? Je ne sais pas.

Même pas un petit mot d’espoir pour les lecteurs de Je suis auteur ?

Je dirais la même chose qu’à mes étudiants en techniques rédactionnelles : mettez les mains dedans, et sérieusement, quitte à jeter ensuite. On a la chance de vivre à une époque passionnante, on aurait tort de ne pas essayer les outils à disposition juste parce qu’on en a peur.